
En 2025, la conteuse Marie Lupien-Durocher a vécu une résidence de création en France, rendue possible grâce au partenariat entre le Festival interculturel du conte de Montréal et l’URFR du Poitou-Charentes. Entre recherche, doutes et découvertes, cette immersion au Moulin du Marais a fait naître un conte en quête de profondeur et de merveilleux.
La genèse d’un projet
Au printemps 2024, le Festival interculturel du conte de Montréal (FICM) m’a proposé de réaliser une résidence de deux semaines au Moulin du Marais à Lezay, en France. Ce lieu est géré par l’Union Régionale des Foyers Ruraux du Poitou-Charentes (URFR), un pôle qui travaille à la vitalité culturelle et associative de sa région. Il accueille régulièrement des artistes des arts de la parole et des écritures contemporaines pour des résidences de création. Le partenariat La Grande Traversée avec le FICM a permis d’y envoyer Nadine Walsh (en 2018) et Mafane (2022).
Une résidence de création… je n’en avais jamais faite.
Un nouveau projet… je n’en avais pas sur la table à dessin.
Ces dernières années, il me semblait judicieux de mettre sur pause la création, et je m’affairais plutôt à revoir et transmettre les récits déjà en poche. Mais comment refuser une telle opportunité !
Le FICM et l’URFR souhaitaient que je travaille à partir d’histoires de la tradition orale — un répertoire central dans ma démarche — et que je choisisse une personne pour m’accompagner sur quelques jours durant la résidence. J’ai relu ma liste de projets potentiels : il ne manquait pas d’idées ! Dans laquelle plonger ? J’ai repensé aux trois piliers de ma démarche artistique :
1. L’imaginaire : je crois fermement que la puissance de l’imaginaire est grande et sous-estimée. À travers des moments de conte, je désire permettre à chacun de reconnecter avec son propre imaginaire, d’en sentir l’impressionnante portée créative et émotionnelle.
2. La parole : dans un monde où l’écriture est hautement considérée — et pour cause —, j’ai envie de valoriser la parole. Elle n’a pas moins poids. La maîtrise de la parole, qui va de pair avec celle de l’écoute, peut avoir une incidence importante sur notre perception de nous-mêmes et sur le vivre ensemble. Il suffit de s’intéresser à la littérature orale pour comprendre que tout comme les écrits, les paroles restent.
3. La sagesse humaine : les perles de sagesse transmises depuis des milliers d’années à travers la parole et l’imaginaire nous rappellent à quel point les êtres humains de tous les temps et des toutes les cultures sont fondamentalement semblables et peuvent apprendre les uns des autres. Il serait fou de se passer de la sagesse de ceux qui nous ont précédés ! Elle me dépasse, bien sûr, mais j’aime en porter des bribes à travers des récits ancestraux ; sentir qu’il y a dans cet acte de transmission quelque chose de plus grand que nous.
Conter n’importe quelle histoire issue de la tradition orale entre en cohérence avec ces préoccupations. Or, pour accentuer l’immersion dans l’imaginaire par la parole, j’ai décidé de me concentrer sur un long récit (plus de 50 minutes de contage) et d’opter pour un mythe, une épopée ou un conte merveilleux. Ces genres de la littérature orale m’apparaissent plus propices à la superposition de couches de sens, porteuses de perles de sagesses.
J’aime conter dans les écoles, un réseau incontournable pour beaucoup de conteurs du Québec. Tant les élèves que les enseignantes sont souvent surpris de ce que notre forme d’art permet, simplement par la parole, une qualité d’écoute, une transmission et un foisonnement de l’imaginaire. Or, contrairement aux autres groupes d’âge, mon répertoire pour les adolescents est surtout constitué de récits tout-public. Ainsi est donc né mon projet de résidence : travailler un long récit issu d’une mythologie, d’une épopée ou d’un conte merveilleux, qui fait écho aux questionnements et à la réalité des jeunes d’aujourd’hui.
Quel mentor pour m’accompagner ? Je désirais poser des pierres au projet, mais aussi progresser comme conteuse. J’avais envie depuis longtemps d’améliorer ma capacité à toucher les gens en profondeur à travers des récits anciens. Un nom s’est imposé : Catherine Pierloz, conteuse belge. J’avais été époustouflée par son spectacle Cassandre qui avait bouleversé le public. J’avais apprécié la scénarisation de ses récits Miroir Ô et Hansel et Gretel, et son univers est cohérent avec un travail destiné aux adolescents. Elle a accepté de m’accompagner.
Se lancer tête première dans le merveilleux
Dès la fin du printemps 2024, je me suis lancée dans la recherche d’une histoire. Je me suis arrêtée sur Hassan de Bassora, un conte des Mille et une nuits que j’avais entrevu lors d’une formation avec le grand conteur Jihad Darwiche. J’en percevais les thèmes de la performance, du droit à l’erreur, de la quête de sens, de la quête de soi : de quoi faire échos aux questionnements de ma propre adolescence, et à des discussions avec des jeunes rencontrés lors d’interventions scolaires.
Or, comme c’est parfois le cas avec des histoires anciennes ou d’ailleurs, certains passages bousculaient mes valeurs. J’ai donc cherché diverses versions de ce récit. Aidée de la classification Aarn Thompson Uther, j’en ai lu et écouté des dizaines. De fil en aiguille, j’ai bifurqué vers des contes différents, liés de près ou de loin à Hassan de Bassora. À un moment, je me sentais noyée par toutes ces quêtes, et déchirée entre leurs motifs magnifiques.
Pour pouvoir conter une histoire, j’ai besoin de la rêver, de m’en faire un film mental. En janvier, tout s’est emmêlé dans mon imaginaire ! Le héros Hassan de Bassora y vivait son aventure jusqu’à ce qu’il croise l’héroïne d’un autre conte merveilleux, et devienne un personnage secondaire de son histoire à elle. S’inséraient ici et là des motifs d’autres contes. J’ai œuvré tout le printemps 2025 à raffiner cet assemblage sous le titre de Dorure et pattes blanches. Imbriquer deux récits en change forcément le sens, déjoue les logiques narratives initiales. Aidée de conteurs de ma région et de Stéphanie Bénéteau, conteuse et directrice du FICM, j’en suis arrivée fin mai avec une trame brute parsemée de motifs un peu trop nombreux.
Créer intensivement
J’ai toujours travaillé mes histoires à travers le quotidien. Là, j’avais deux semaines pour me dévouer entièrement à mon projet. Une partie de moi ne savait quoi faire de tout ce temps ! Une autre craignait de n’avoir l’espace pour que les images surgissent. Par chance, il y avait quelques clés dans la structure de la résidence :
– 2 au 5 juin 2025 : finalisation d’une première version orale de Dorure et pattes blanches
– 6 juin : présentation publique du chantier en présence d’adolescents
– 7 au 8 juin : révision selon les échos de la présentation publique
– 9 au 14 juin : mentorat avec Catherine Pierloz pour réfléchir à la façon de toucher en profondeur les adolescents par les thèmes évoqués et le merveilleux.
Au Moulin du Marais, tout est en place pour favoriser la création : un théâtre juste de la bonne grandeur, une bibliothèque de livres de poésie, théâtre et conte, et de la verdure à portée de main. J’ai passé une première semaine frénétique à visiter et revisiter le récit. Chemin, cohérence, images, motifs, tension dramatique. Il y a quelque chose de vertigineux à devoir créer aussi intensivement. Au cinquième jour, j’avais un film mental aux traits grossiers, aux transitions maladroites, aux personnages trop typés, mais un film cohérent.
L’exercice public du 6 juin a été précieux ! Une écoute soutenue ponctuée de trois relâchements : trois endroits à resserrer. La discussion après le spectacle aura précisé les passages coup de cœur, les incompréhensions, les couches de sens retenues, l’efficacité de la scénarisation et de confirmer l’intérêt des adolescents.
Le travail avec Catherine Pierloz a débuté par la présentation d’une version revue. La mentore a tout de suite identifié une faiblesse centrale : la quête du héros masculin. Ce héros cherche ardemment sa place dans le monde, mais la suite d’événements qu’il traverse était trop pauvre dramatiquement pour soutenir la tension du récit. Ensemble, nous avons tenté différents ressorts dramatiques, investi les personnages, tendu le fil rouge, mesuré la profondeur des couches de sens de chaque étape. Puis, Catherine Pierloz m’a proposé des postures narratives que je n’aurais osé expérimenter seule. Un travail précieux, très formateur, qui a raffiné tant le conte que sa transmission, et m’a donné un élan pour explorer de nouvelles pistes de développement artistique.
Je suis revenue de la résidence avec une matière plus solide, mais encore brute. Un début et une fin à achever. Le cœur du récit à polir. Des quêtes à raffermir. Des univers à rendre plus vivides.
J’ai bien sûr poursuivi au retour, moins intensivement, à travers le quotidien. Laisser reposer, dire à voix haute, partager. Le soutien de la communauté estrienne du conte, le passage de Jihad Darwiche en Estrie et la rencontre d’un autre groupe d’élèves ont permis de recueillir de précieux commentaires et d’avancer sur le chemin.
Remises en question
Depuis ses prémisses, Dorure et pattes blanches ne cesse de remettre en perspective ma façon d’aborder le répertoire. L’art du conte contient toujours une part de création. Lorsqu’un récit traditionnel est travaillé, il est ramené à son ossature pour être rhabillé de l’imaginaire de celui qui lui donnera vie. L’artiste s’investit dans sa transmission en le teintant de ses ancrages culturels, de ses valeurs, de sa démarche artistique, de sa perception du monde. Il en crée une nouvelle version, portée par une nouvelle parole. Or, son œuvre est soutenue par une structure éprouvée dont les racines, traversée d’une parole millénaire, lui donnent une profondeur qui nous dépasse. Or, qu’advient-il lorsque deux récits traditionnels s’entrelacent au point de voir bousculer non seulement leur structure, mais leur ligne de tension dramatique et leur sens ?
Certains conteurs excellent à inventer de nouvelles histoires. C’est moins ma force : je n’arrive jamais à la profondeur, ni à la puissance narrative et symbolique des récits qui reposent sur le socle solide du répertoire traditionnel. Dorure et pattes blanches est à mi-chemin entre les deux. L’intuition de réunir les deux grands contes merveilleux aura-t-elle réellement enrichi le projet ? Y reste-t-il malgré tout cette part de mystère propre aux récits ancestraux ; cette impression d’être en contact avec quelque chose qui nous dépasse ?
Le 25 octobre, dans le cadre du FICM, je présenterai un nouveau chantier de Dorure et pattes blanches. Une version retravaillée sur les assises de la résidence. J’ai déjà hâte à la discussion qui suivra la prestation. J’y trouverai peut-être des réponses et des pistes d’exploration pour continuer à donner du sens, de la profondeur.
Un immense merci au FICM, à l’URFR et au Conseil des arts et des lettres du Québec qui m’ont permis de vivre cette résidence d’une grande richesse, et de me rappeler à quel point il est vivifiant d’avoir un récit en travail !
Biographie de Marie Lupien-Durocher
Depuis plus de vingt ans, Marie Lupien-Durocher explore la littérature orale dans une démarche profondément ancrée dans l’oralité et la transmission. Ses spectacles, ateliers et conférences-contées tissent des liens entre art, éducation et communauté, au Québec comme à l’étranger. Elle dirige depuis 2011 la Maison des arts de la parole, un lieu dédié à la vitalité du conte.
